Mathis
Lorsque Mathis est né, le 24 décembre 1989, sa mère a pleuré. De joie. Après des heures de labeur, des mois d’attentes et des années de rendez-vous médicaux et de prières pour un enfant qui arriverait enfin à terme, le voilà enfin, un beau bébé, 3 kilo cinq, les joues roses et en pleine santé. Plus heureuse que jamais, lorsque les infirmières lui ont annoncé qu’il s’agissait d’un petit garçon, Marie, les larmes aux yeux, leur a annoncé avec aplomb et émotion qu’elle l’appellerait « Mathis », qui signifiait « don de Dieu ». Car cette naissance tenait en effet tout du miracle.
Mathis, fils unique, eut une enfance joyeuse. Grande maison dans un charmant quartier résidentiel, école privée et jouets à foison, le petit ne manquait de rien, si ce n’était d’un peu d’éducation. Mais s’il était trop gâté, il était également d’une nature calme, alors il faisait bonne impression auprès des grands. De plus, il était intelligent. Il sut lire après quelques mois d’apprentissage seulement et finissait presque toujours ses devoirs en cours. Ainsi, dès qu’il rentrait, il pouvait s’amuser sans se préoccuper de l’école. Très tôt, Mathis se passionna pour les poupées. Son père, qui lui avait acheté toute une panoplie de petite voiture à l’effigie de ses marques préférées, fut très surpris, lorsqu’un jour qu’ils rentraient de chez sa sœur qui avait deux filles, d’entendre son fils lui réclamer des Barbies. Il fut tout d’abord un peu retissant à cette passion, mais voyant son fils les yeux brillants, qui pouvait rester assis au milieu de sa chambre pendant des heures, triturant et inventant multiples histoires à ses petites figurines féminines, son cœur finit par fondre, et il lui acheta toute la panoplie : le camping-car, la piscine, l’hôtel, les tenues de plage, de bureau… Mathis prenait soin de sa petite collection, qui s’agrandissait à chaque Noël. Il continua d’y jouer pendant des années encore, entreposait soigneusement les petites femmes sur les étagères en face de son lit. Puis un peu avant d’entrer au lycée, le regard des autres et la pression sociale se fit trop forte, alors un jour qu’il revenait chez lui les larmes aux yeux, il entra en trombe dans sa chambre et balança rageusement toutes ses Barbies dans un carton, tous leurs accessoires dans un autre et les descendit au pas de course dans la cave, là où plus personne ne les verrait, où personne n’y penserait. Puis il demanda de l’argent à son père pour aller s’acheter une balle de foot et avec la monnaie restante, il s’arrêta au kiosque et acheta un magazine Play Boy. Il apprit à jongler et remplaça ses poupées par ces images de femmes que regardaient discrètement en ricanant tous les garçons de son âge. Mais bien qu’il s’était initié au foot, Mathis eut de la peine à sociabiliser avec les ados de son lycée. Il rentrait chez lui avec des bonnes notes, mais il rentrait seul. Il eut son bac avec mention, et un peu perdu, continua son chemin sur la voie qui semblait s’ouvrir tout naturellement à lui : l’université.
Il brilla en cours, s’incrusta dans quelques soirées étudiantes, perdu sa virginité dans les toilettes d’une boîte, réussit haut la main tous ses examens et soutenu sa thèse de médecine avec classe.
À la fin de ses études, alors qu’il avait à peine 24 ans, il enterra sa mère. Son père, qui ne supportait pas vivre seul dans la grande maison qui avait abrité leur amour, voulu changer d’air. Il s’envola donc vers un appartement un peu plus au sud et ce fut Mathis qui reprit la demeure familiale. Il réaménagea à peine sa chambre, qui avait encore des effluves d’adolescence, et installa son propre cabinet au rez-de-chaussée. Les gynécologues obstétriciens étant toujours très recherchés, il ne tarda pas à se faire une clientèle.
Au cours du début de sa vie d’adulte, Mathis vit toutes sortes de femmes passer dans son bureau. Mais à son plus grand désespoir, il en vit très peu monter les escaliers.
Un jour, il reçut une nouvelle patiente. Jeune, blonde, alors qu’elle lui dit bonjour d’une voix douce, Mathis repensa soudainement à ses Barbies. Elle avait une taille si fine, ses jambes étaient si longues et sa peau semblait être si douce. Aussitôt, Mathis n’eut qu’une seule envie : la caresser. Il garda un visage de marbre, mais à l’intérieur de sa tête, à l’intérieur de son corps, ça bouillonnait. Ça bouillonnait de sentiments, de pulsions, et d’idées.
Le soir même, il descendit à la cave. Il y retrouva, cachés derrière des affaires qui appartenaient à sa mère et quelques pots de confitures, les fameux cartons qu’il avait descendu plus de dix ans plus tôt, les larmes aux yeux. Il épousseta avec émotion la fine couche de poussière qui s’y était accumulée. Tremblant, son précieux colis en main, il remonta les escaliers jusqu’à sa chambre. Cette dernière avait à peine changé au fil des années. Toujours les mêmes posters, un de Kill Bill, un de Messi, posé volontairement par-dessus celui de Lady Gaga. La même bibliothèque, qui s’était juste un peu épaissie, le même bureau, qui abritait encore les notes de ses cours au fond de ses tiroirs. Toujours la même étagère, qu’il avait recouverte à son adolescence de quelques images de footballeurs et figurines de pop culture. Mathis saisit un sac en coton dans son armoire et retira pressement tous ces artefacts qui ne l’ont jamais vraiment représenté. Puis, les mains tremblantes, il s’approcha du carton qu’il venait de remonter. Il l’ouvrit délicatement, avec douceur et appréhension, le cœur battant. Puis d’un geste tendre, il en ressortit les petites figurines féminines, leurs vêtements, leurs accessoires. Il les recoiffa, lissa leur tenue, tâta leurs talons, l’œil brillant d’une ivresse qu’il n’avait pas ressenti depuis longtemps. Puis avec application, après les avoir bien arrangées, il les aligna une à une sur son étagère. Une fois satisfait de son installation, il descendit dans son bureau. Après s’être assis confortablement, il alluma son ordinateur et rechercha le contact de sa dernière patiente, la jeune blonde aux longues jambes. Une fois celui-ci retrouvé, il s’empressa de lui écrire, prétextant devoir lui parler de vive voix des résultats de son analyse. Il voulait la revoir, plus que ça, il avait besoin de la revoir.
Une fois le mail expédié, Mathis éteignit son ordinateur et se releva. Il lui restait des choses à faire. Il remonta dans sa chambre où il récupéra les cartons qui contenaient ses Barbies, désormais vides. Puis il s’en alla les remettre dans sa cave. Il y resta quelques instants, dans l’obscurité du sous-sol, analysant l’environnement. Puis il alla chercher son aspirateur avant de redescendre. Une fois la pièce bien nettoyée, il s’appliqua à y faire un peu d’ordre. Il se débarrassa des pots de confitures trop anciens et remonta dans sa cuisine les plus appétissants. Il mit de côté un carton contenant les plus beaux vêtements de sa défunte mère et abandonna les jupes les plus démodées. Il se défit également de la vaisselle et des vieux outils de son père, il ne garda que quelques coupelles en porcelaine, peintes à l’aquarelle à la main par sa grand-mère maternelle et la corde qui avait servi de laisse au gros saint-bernard de son père, valeur sentimentale. Après plusieurs heures de labeur, Mathis s’arrêta enfin. Il admira son travail. La cave n’avait plus la même allure. Elle lui paraissait presque accueillante. Satisfait, il partit se doucher. Une fois allongé dans son lit, un grand sentiment d’apaisement s’empara de lui, il ne tarda pas à trouver le sommeil, et passa une des meilleures nuits de sa vie, bercée par d’agréables rêves.
Le lundi suivant, à dix-sept heure précise, on sonna à la porte. Mathis sourit, frissonnant. Il se leva du bord de son lit, jeta un rapide coup d’œil à son étagère de Barbie, ce qui ne fit que le faire sourire encore plus, et il descendit les escaliers. Arrivé dans son hall d’entrée, il se tourna un instant devant le miroir. Il réajusta le col de sa chemise, lissa légèrement son pantalon et recoiffa vainement une mèche de cheveux déjà bien en place. Il s’était peigné soigneusement, habillé avec classe et parfumé avec délicatesse. Satisfait de son allure, il se tourna vers la porte. La sonnette retentit à nouveau. Il souffla, puis, dissimulant son impatience, il aborda à nouveau son plus beau sourire. Il ouvrit la porte. Derrière celle-ci, attendait la jeune patiente blonde, nerveuse. « Bonjour docteur », lui murmura-t-elle. Mathis lui fit signe de le suivre, « Bienvenue » lui dit-il.