Devanture
Ses yeux, cachés par des lunettes de soleil, sont rivés sur son Samsung qu’il tient maladroitement de sa main gauche. Il a été initié par sa petite fille, c’est à elle qu’il tente d’écrire un message à un doigt, tout en tentant de se créer une visière de cette même main, dans l’espoir de discerner ce qu’affiche son écran baigné par le soleil. La petite lui a installé WhatsApp et a oublié de lui montrer comment augmenter la luminosité. Ses cheveux sont gris et sa peau, qui a vécu, est marquée par les chemins de la vie. Oh ça oui, il en a pris des chemins différents. Promis à reprendre la menuiserie de son père, il se rêvait rockstar. À 18 ans seulement il est parti dans le sud de la France. Profiter de la vie, de la mer et des filles. Il est revenu un an plus tard, il s’en était mis plein la vue, mais n’avait plus rien dans les poches. Il a alors travaillé sur des chantiers, s’est mis à la course à pied, a grimpé les sommets de son pays, puis est reparti pour explorer les fonds marins de ceux de l’autre côté du monde. De retour, il a travaillé dans un bureau, mais il n’a pu s’empêcher de reprendre la route. Il a parcouru la Thaïlande à dos d’éléphant, mangé une mygale en Australie, mais a fini par revenir ici. C’est là qu’il a rencontré sa femme. Tous les deux aventuriers et assoiffés d’aventures, ils sont partis en road trip aux Etats-Unis et ont passé leur lune de miel en croisière sur l’Arctique. Puis une nouvelle aventure a commencé. Moins originale, extravagante ou exotique, mais remplie de tout autant de découvertes et de sensations, et même mieux, de sentiments. Ils se sont installés dans une jolie maison avec leur fille qui venait de naître, puis lorsqu’elle eut grandi, lui ont fait découvrir la prestance glaciale et vertigineuse des fjords d’Oslo et le charme envoûtant et rassurant des ruelles d’Amsterdam. Et ils ont fini par lui passer le flambeau. Aujourd’hui, c’est elle qui traverse le monde dans les airs ou à dos de chameau. Pendant que lui se tient dans ce train qui grince et chancelle, qui lui rappelle les mouvements agités de sa jeunesse. Il porte des baskets de courses, des jeans, un sweat à capuche et des lunettes de soleil. En souvenir de son escalade du Cervin, de la plage où il a surfé à Hawaï, du papa qu’il a aussi su être, et du jeune cool et un peu gangster qu’il était lorsque, blouson en cuir sur le dos et cigarette à la bouche, il maniait la guitare pour impressionner les filles de Berlin. En dessous de son nez, rougis par les années passées dehors, dans le froid puis dans le chaud, à fêter sans compter, sa bouche est occupée à ruminer. Ruminer sa vie bien remplie, ou sa triste retraite, vide en comparaison de sa jeunesse trépidante. Il tourne la tête, il porte un de ces petits appareils, que de plus en plus de ses vieux amis arborent. À l’époque, c’étaient des bandanas qui leur ornaient à tous le lobe. Dans une énième et dernière tentative désespérée pour discerner ce qui est écrit sur son écran, il retire ses lunettes. L’homme est aveugle de l’œil gauche. Pour ça en revanche, la médecine ne peut rien faire. Il aime à se dire que les responsables de ces petits soucis de santé, dérisoires, lorsqu’il imagine qu’il aurait pu oublier tous les lieux qu’il ait jamais arpenté, sont ses années de vagabondages, qui ont usé plus que ce que les sens peuvent normalement offrir sur toute une vie.
Le train s’arrête. Comme le fil de mes pensées. L’homme sort, d’un pas hésitant, la main appuyée contre la rambarde. Il est habillé de jeans bleu, de baskets de course noires et d’un pull à capuche blanc. Il porte une alliance, des lunettes de soleil et a les cheveux grisonnants. Mais peut-être n’a-t-il jamais quitté son beau pays natal. Qu’il ne rêvait ni de plage, ni de filles, ni même de montagnes. Qu’il est aveugle de naissance et qu’il n’a jamais rien connu d’autre que son village, dans lequel il a grandi, travaillé, rencontré sa femme et finira sa vie. Après tout, il n’était qu’un étranger au milieu du wagon bondé.