Six étages plus haut
Les affiches publicitaires, couvertes de graffitis, viennent d’être retirées et remplacées par de nouvelles, lisses, fraîches, colorées, aucun slogan n’est tracé, aucun logo ravagé. Cela ne va pas durer longtemps, les premiers tags apparaîtrons cette nuit, lorsque les hommes sortiront des bars, les poches vides, une bière dans la main et un feutre dans l’autre. Je regarde, sûrement pour la dernière fois, le visage net d’un homme au sourire éclatant (provoqué par la meilleure eau en bouteille de tout le continent), passe devant une station essence et quitte la petite ruelle qui mène à mon bâtiment pour rejoindre une des rues principales de Soweto.
Ce soir je retrouve William et Mark. Chaque samedi soir sans exception nous passons notre soirée ensemble, à danser, chanter, jouer aux cartes, boire quelques verres… Aujourd’hui je vais chez Mark. C’est lui qui a la plus belle maison. C’est aussi le seul de nous trois qui fait, qui a la possibilité de faire, des études.
J’arrive devant un bâtiment, un peu plus petit et moins amoché que ceux qui l’entourent, c’est où habite mon ami. La porte grince lorsque je la pousse, je tourne à droite et prends les escaliers. Je n’ai que deux étages à monter avant d’arriver à son appartement. Dans mon immeuble, je dois en gravir six avant de franchir le seuil de chez moi. J’escalade les marches rapidement et alors que je suis à peine arrivé sur le premier palier, je croise mes deux amis. William m’annonce avec joie que ce soir, changement de programme, Mark vient de recevoir une bonne note à son dernier examen, alors on va en bar. Souvent, pour économiser quelques sous, nous passons nos samedis soir l’un chez l’autre, mais tous les prétextes sont bons pour sortir de nos tanières. Je souris, fais demi-tour et les suis.
Nous traversons la ville, parlons, rions, nous nous arrêtons même un instant pour nous asseoir et regarder le beau ciel étoilé de juillet. La lune est pleine ce soir, elle illumine les rues mal éclairées et son reflet sur le sourire éclatant de William fait briller mon cœur.
Nous entrons dans notre bar préféré à vingt-trois heures. Comme promis, c’est William qui paye la première tournée : trois bières. Nous trinquons et continuons de parler, de rire, impossible de passer une soirée sans rire en leur compagnie. Puis c’est Mark qui commande, des bières encore, et la gaieté se poursuit.
Lorsque minuit passe, une voiture s’arrête sur le côté du bar, ses phares éclairent quelques secondes le visage de Mark d’une lumière blanche avant qu’ils ne s’éteignent. Je détourne les yeux de la voiture et jette un coup d’œil dans le bar, il n’est pas très grand et toutes les tables sont prises, les nouveaux arrivants devront s’asseoir au bar. Je me retourne vers William et reprends le fil de la conversation. La porte d’entrée s’ouvre, les occupants de la voiture entrent. Ils ne viennent pas prendre un verre. Des hommes encagoulés et habillés tout en noir entrent. Le temps ralentit, s’arrête, puis il reprend, vite, trop vite. Coups de feu. Verre brisé. Noir. Blanc. Bancs cassés. Cris. Noir. Sang. Je peine à voir. Il me semble que je suis par terre. J’aperçois un morceau de verre devant moi. Je ne sais pas vraiment ce qu’il se passe, les sons me parviennent étouffés. Y a-t-il encore des coups de feu ? Je crois, mais je ne suis sûr de rien. William ? Mark ? Je lève la tête. Aïe ma nuque. J’écarquille les yeux. Je tente de me relever sur un coude mais je retombe. Des coups de feu résonnent à nouveau dans la pièce. À moins qu’ils ne se soient jamais arrêtés. J’ai le corps lourd, je ne sais pas si c’est car je suis blessé ou car je suis sous le choc. J’oublie l’idée de me relever et tends la main, sans vraiment savoir ce que je cherche, n’importe quoi j’imagine : une tête d’ami qui me sourira, une main inconnue qui me rassurera, un corps vivant qui m’envelopperas, un bout de verre tranchant qui me coupera et me ramènera à la réalité, peu importe… Mais autour de moi le temps continue, aux coups de feu s’ajoutent les cris, tout résonne à l’intérieur de mon crâne. Désormais des points noirs dansent devant mes yeux. Reste éveillé, reste éveillé ! Désespéré, je plante mes ongles dans ma paume droite. Ne tombe pas Jan. Ne sombre pas. Je serre les poings pour ce qu’il me semble des heures encore, puis les coups de feu diminuent, enfin. Les cris aussi… Pas les cris non pas les cris ! Je serre les dents, s’il vous plaît continuez de crier, continuez de crier cela veut dire que vous êtes en vie. Même si devant ce spectacle je ne crois plus aux prières, je continue ces supplications dans ma tête. Finalement, l’agitation s’apaise et la porte d’entrée claque. Je remarque que mes yeux sont clos. Quand les avais-je fermés ? Je ressentais pourtant la scène si violemment que j’aurais pu parier la voir. Je prends quelques instants avant de réussir à desserrer mes paupières. J’ouvre les yeux, je ne vois que le sol, jonché de bouts de verre brisés. Il fait sombre, des lampes ont explosé. Je ne sais pas combien de temps je suis resté dans cette position, les poings et les dents serrés, à fixer le vide sans bouger. Peut-être seulement quelques minutes, peut-être des heures. Mais je sais que quelque temps – secondes ou mois – plus tard, une ambulance est arrivée. Je l’ai entendue d’abord, puis j’ai vu ses lumières se refléter sur un morceau de bouteille de Jack devant moi. On m’a soulevé de terre. Je ne sentais pas les bras autour de moi. Mais je savais que quelqu’un était là, car l’éclat de bouteille que je fixais s’éloignait désormais de moi. J’avais presque envie de tendre la main, de le saisir, le serrer comme un porte-bonheur, un souvenir, ou une sorte de consolation. Je sens qu’on me recouche. Sûrement une civière. Mon cerveau s’alerte. Ambulance. Médecins. Pompier. Coups de feu. Attaque. Gens. Blessés. Mark et William. Mark, étudiant à l’avenir prometteur. William, fils de famille pauvre qui a pourtant tant à offrir. Je puise dans les dernières forces qu’il me reste et tourne la tête. À côté de moi se trouve William, sur un brancard. Je n’arrive pas à bien voir tout son corps, mais j’aperçois du sang couler de son arcade sourcilière. Cependant, ses yeux sont ouverts, vivants, bien qu’hagards, et sa main gauche caresse le côté du brancard, comme pour s’assurer qu’il est bien en vie. Je dois être dans le même état que lui, peut-être même pire… Mais peu m’importe maintenant, je veux trouver Mark, j’ai besoin de trouver Mark… Ou est Mark ? Je tourne ma tête de l’autre côté, moins vite que je l’avais espéré, c’est un homme d’une quarantaine d’années qui grimace en serrant son poignet, pas de Mark à l’horizon. Je regarde à nouveau du côté de William, tente de discerner quelque chose derrière lui, mais je ne vois que des ambulanciers qui s’agitent, certains portent des hommes tandis que d’autres pansent des plaies. Faisant preuve d’un plus gros effort encore, je lève ma tête, cela ne suffit pas, je retombe. Aïe. Je cherche dans mes dernières ressources et parviens à me relever un peu plus. Regarder devant moi. Plisser les yeux. Là. Entre les débris de verres qui prennent des teintes rouge et bleu, reflets des sirènes des ambulances. Je le reconnaîtrais entre mille, avec son t-shirt jaune. On l’avait acheté ensemble ce t-shirt, c’est moi qui le lui avais offert d’ailleurs… Je me redresse encore un peu, regarde mieux. Mon estomac se serre. Mark est bien là, allongé sur le ventre, mais une tache rouge s’agrandit au milieu de son dos, s’écoule sur le sol et teinte son beau t-shirt d’une couleur cramoisie. Cette fois-ci, ce n’est pas un simple jeu de lumière. Je reste stoïque, abasourdi, ni mon corps ni mon esprit ne peuvent encaisser quoi que ce soit de plus maintenant.
Mark ne retournera plus jamais à l’école. Il ne deviendra jamais médecin. Et désormais, je devrais monter les six étages de mon immeuble tous les samedis.